Chapitre 6

 

 

Il me fallut quinze minutes pour être certaine que personne n’avait assisté à l’attaque contre Solomon. Deux hommes avaient vu le Mary d’acier. Il gardait son visage caché. Dans un hall rempli de durs à cuire, personne n’avait fait attention à lui. L’homme avait traversé le hall et pris l’escalier jusqu’au troisième niveau où se trouvaient les quartiers de Solomon Red. L’altercation avait eu lieu là, mes témoins n’en ayant eu conscience que lorsque l’étranger et Solomon avaient titubé hors de ses quartiers et plongé dans le hall par-dessus la rambarde. Selon Bob Carver, l’homme était retombé sur ses pieds, maintenant Solomon Red par la gorge. Cela avait immédiatement attiré l’attention de tout le monde, vu que Solomon faisait un mètre quatre-vingt-cinq et pesait près de cent vingt kilos.

La bagarre elle-même avait été courte et brutale.

— L’un d’entre vous s’en est-il mêlé ?

Les quatre mercenaires attablés devant moi secouèrent la tête, sauf Ivera qui tenait toujours un morceau de gaze contre ses narines. Bob Carver était à la Guilde depuis douze ans, Ivera et Ken depuis sept et Juke terminait sa cinquième année. Tous les quatre étaient bien entraînés, expérimentés, durs, et formaient une bonne équipe. Dans la Guilde, on les surnommait « les Quatre Cavaliers ». La plupart des mercenaires étaient des solitaires qui ne travaillaient qu’occasionnellement avec un partenaire, quand ils n’avaient pas le choix. Les Cavaliers choisissaient les missions qui demandaient plus de deux personnes et ils étaient sacrément bons.

— Il est fort, déclara Bob. J’ai préféré éviter de m’approcher.

— Il n’a rien fait de compliqué, ajouta Juke en passant les mains dans ses courts cheveux noirs ébouriffés. (Elle tentait probablement d’avoir l’air effrayant avec ses cheveux noirs et ses yeux maquillés, mais ses traits étaient trop délicats et elle ressemblait à une fée clochette goth et en colère.) Pas de tourbillons ou de coups de pied impressionnants. Il a plaqué Solomon contre la cage d’ascenseur et enfoncé la lance dans sa gorge. « Bim, bam, boum. » Adieu, chef vénéré.

— Il était sûr de son coup, ajouta Ivera. Pas d’hésitation, il n’a pas visé ni rien.

— Que s’est-il passé après qu’il a ajouté Solomon à sa collection de papillons ?

— La magie a frappé, répondit Ivera.

Le Mary d’acier sentait-il la venue de la magie ? Ce serait un sacré avantage.

— Et alors ?

Bob regarda Ken. Le grand Hongrois sec était l’expert en magie du groupe. Ken restait souvent totalement immobile, tellement silencieux qu’on en oubliait qu’il était là. Ses gestes étaient mesurés, en contraste direct avec son grand corps, et il rationnait les mots comme s’ils étaient faits d’or.

— Extraction.

— Peux-tu expliquer, s’il te plaît ?

Ken réfléchit longuement, pesant le bénéfice de la race humaine contre l’effort de produire quelques mots supplémentaires.

— L’homme a placé ses mains sur la bouche de Solomon. (Il écarta ses longs doigts pour me montrer.) Il a prononcé un mot et lui a arraché son essence.

Qu’est-ce que ça voulait dire ?

— Définis « essence ».

Ken m’observa une longue minute.

— La lueur de sa magie.

Cela n’avait aucun sens.

— Pourrais-tu décrire cette lueur ?

Ken se figea, troublé.

— On aurait dit de la barbe à papa rouge et scintillante, proposa Juke.

— Elle brillait de la magie de Solomon. Je l’ai senti. C’était puissant. (Ken hocha la tête.) Le type tenait son essence dans la main, puis il est parti.

— Il est juste sorti ?

— Personne n’a été assez con pour l’en empêcher, déclara Juke.

C’était là la différence entre l’Ordre et la Guilde. Si l’homme à la cape était entré dans le Chapitre de l’Ordre, chaque Chevalier aurait préféré mourir que le laisser sortir.

— Pas « il », « elle », intervint Ivera.

Bob la regarda.

— Iv, c’était un homme.

Elle secoua la tête.

— C’était une femme.

Bob se pencha en avant.

— J’ai vu ses mains, c’étaient des mains d’homme. Ce type faisait deux mètres.

— Non, moins que ça, dit Juke.

— C’était une femme, insista Ivera.

Je regardai Juke. Elle leva les mains.

— Ne me regarde pas comme ça. Je ne l’ai vu que de côté. Pour moi, on aurait dit un homme.

— Ken ?

Le mage joignit ses longs doigts devant lui, les regarda longuement et leva les yeux vers moi.

— Je ne sais pas.

Je me frottai le visage. Les déclarations des témoins oculaires étaient censées limiter le champ des suspects, pas l’élargir.

— Merci, dis-je en refermant mon bloc-notes.

J’avais pris l’habitude de l’emporter avec moi, parce que c’était nécessaire. Ça me donnait l’impression d’être stupide. Je pouvais passer la tête dans une pièce pendant une demi-seconde et dire combien de personnes étaient à l’intérieur, lesquelles étaient dangereuses et quel genre d’armes elles avaient. Mais quand il s’agissait d’interroger des témoins, si je n’écrivais rien, j’oubliais tout en deux heures. Gene, un Chevalier Inquisiteur de l’Ordre et un ancien du Bureau d’Investigations de Géorgie, que je tentais d’imiter parce qu’il savait toujours ce qu’il faisait, était capable d’écouter un témoin ou un suspect une seule fois et de se souvenir parfaitement de tout ce qu’il avait dit. Moi, je devais prendre des notes. Cela me donnait l’impression d’avoir un trou dans le crâne.

Il était temps de remballer.

— Au nom de l’Ordre, je vous remercie de votre coopération et tout ça.

Juke me décocha un regard mauvais. Elle essayait de ressembler à une version plus jeune de moi mais, à son âge, j’avais déjà quitté l’Académie de l’Ordre. J’aurais pu la bouffer toute crue et elle le savait, mais elle essayait quand même.

— Alors tu es dans la cour des grands, maintenant. Enquêtrice pour l’Ordre et tout ça. J’ai envie de me prosterner.

Je lui décochai mon petit sourire inquiétant.

— La prosternation n’est pas nécessaire. Ne quitte pas la ville.

Juke écarquilla les yeux.

— Pourquoi ? Tu nous arrêtes ou quoi ?

Je continuai à sourire. Nous échangeâmes un long regard avant que Juke baisse les yeux sur sa tasse et la porte à sa bouche.

— Va te faire mettre.

— Mais non, voyons, ma chérie, tu sais bien que ce n’est pas mon genre.

— Rien à foutre.

Les habitudes d’alpha de Curran avaient dû déteindre sur moi. Curran. Pourquoi pensais-je encore à lui ? C’était comme si je n’arrivais pas à m’en débarrasser.

— Il arrive, murmura Ivera.

Mark trottinait à travers la foule, vers moi, l’air parfaitement à l’aise dans son costume bleu marine.

Les Quatre Cavaliers grognèrent à l’unisson.

Mark avait un nom de famille, mais personne ne s’en souvenait. Quand quelqu’un condescendait à ajouter quelque chose à son nom, c’était généralement « connard de manager » ou « ce trou du cul » et, si la personne était particulièrement mécontente, « massa ». Au moins il avait gardé un prénom, contrairement au Clerc.

Officiellement secrétaire de la Guilde, Mark était beaucoup plus un gestionnaire d’opérations qu’un administratif. Solomon Red avait créé la Guilde et se taillait la part du lion dans les bénéfices, mais c’était Mark qui réglait les problèmes quotidiens et sa façon de faire ne lui avait pas créé d’amis. L’Univers l’avait conçu avec une jauge de compréhension toujours fixée sur zéro. Aucune urgence, aucune tragédie – réelle ou inventée – ne le touchait.

Son apparence y était pour quelque chose aussi. Sa peau restait toujours bronzée et il l’hydratait probablement régulièrement. Sa silhouette élégante le désignait comme un homme qui faisait très attention à son apparence plutôt qu’un combattant qui utilisait son corps pour gagner sa vie. Son visage était méticuleusement soigné. Dans une foule de durs à cuire, il se détachait comme un lys au milieu des mauvaises herbes, et il émanait de lui un air supérieur assez insupportable.

Il s’arrêta devant moi.

— Kate, j’ai besoin de vous parler.

— Cela concerne-t-il la mort de Solomon ?

Il grimaça.

— Cela concerne ses conséquences.

— Si cela n’a rien à voir avec l’enquête, cela devra attendre.

Bob plissa les yeux.

— Tu vas vite, hein, Mark ? Tu ne perds pas de temps.

Mark ne daigna pas lui répondre.

— Dois-je prendre rendez-vous ? me demanda-t-il.

— Oui. Appelez l’Ordre demain et ils s’arrangeront pour organiser quelque chose.

Je me dirigeai vers l’escalier pour examiner les quartiers de Solomon.

Derrière moi, Bob disait :

— Demain la Une de l’Atlanta Journal va crier sur les toits que Solomon Red s’est vidé de ses tripes et que ses mercenaires ont dû poursuivre une flaque de son sang et de sa merde. Ne devrais-tu pas plutôt t’occuper de ça ?

— Mêle-toi de tes affaires et je m’occuperai des miennes, répondit Mark.

La mort de Solomon créait un vide de pouvoir. Quelque chose devait le remplir et ils étaient déjà en train de dessiner les lignes de front. Ils pouvaient tirer tant qu’ils voulaient. Rien ne me forcerait à m’impliquer là-dedans.

Je grimpai l’escalier en passant devant la momie de Solomon. Le chef de la Guilde pendant sur la lance, réduit à un sac de peau sèche sur un squelette. L’homme qui avait fait de lui-même une légende était mort de façon tout à fait indigne. L’Univers avait un curieux sens de l’humour.

L’équipe de Biohazard laissa Solomon où il était. Tout ce qui restait de la maladie avait fini dans la flaque qu’ils avaient emportée. Le corps de Solomon n’était plus qu’une coquille inerte. Mark devait les avoir convaincus de laisser le cadavre à la Guilde pour les funérailles.

Je montai jusqu’au deuxième niveau et entrai dans la cage d’escalier privée menant aux appartements de Solomon. Une grande variété d’armes décorait les murs : des barbues, des katanas, de simples et élégantes épées européennes, des armes tactiques modernes… Il y avait un espace vide entre deux crochets d’acier. Juste assez large pour la lance. Mon espoir que la lance plantée dans le cou de Solomon appartienne au Mary d’acier s’envola en fumée.

Il aurait pu prendre tout ce qu’il voulait, mais il avait choisi la lance. Pourquoi ?

L’escalier me conduisit à un couloir donnant sur un balcon. Trois étages plus bas, dans le hall principal, les mercenaires étaient toujours sous le choc. La porte d’entrée des quartiers de Solomon était grande ouverte, son côté gauche déchiqueté. Le Mary d’acier avait dû arracher le bois autour de la serrure d’un seul coup de pied.

J’entrai. Des murs vides m’accueillirent. Aucun tableau ne décorait la peinture vert malachite. Les meubles simples, presque grossiers, ne soutenaient aucun bibelot. Il n’y avait pas de photo sur le manteau de la petite cheminée. Nul magazine sur la table basse. Pas un livre. L’endroit ressemblait à une chambre d’hôtel attendant le client.

Dans la chambre, un lit simple, un bureau simple avec un tas de papiers et une chaise renversée sur le sol. Solomon devait être assis là quand le Mary d’acier avait surgi.

Un magnétophone reposait sur le bureau. J’appuyai sur « play ».

« Sept lignes vers le bas, signe là, disait la voix de Mark. Compte trois pages. Page 6. Compte trois lignes depuis le bas de la page, signe. »

Qu’est-ce que… ? Je fis reculer la bande et appuyai de nouveau sur « play ».

« C’est exactement comme le vieux contrat, disait Mark. Tu devrais encore avoir la cassette dans la boîte de l’année dernière. C’est la numéro 34. Tout ce qu’on a changé, ce sont les dates et deux paragraphes concernant les nouvelles ordonnances de la ville. Le premier est page 3. Compte deux paragraphes. Là, il est écrit… »

Solomon Red ne savait pas lire. Et Mark l’avait couvert pendant toutes ces années. Aucun des mercenaires ne le savait.

— Kate ? appela la voix de Mark.

Quoi encore ?

Je sortis de la pièce et regardai vers le bas. Mark se tenait à l’étage inférieur avec deux hommes. Le premier était musclé et avait la mine sévère. Il n’avait pas vraiment besoin d’aide dans le département menace, mais avait choisi d’amplifier son statut de dur à cuire en portant une longue cape ample bordée de fourrure de loup. Salut Jim.

L’homme à côté de lui portait un survêtement de la Meute. Pour les Changeformes, cela constituait la tenue de travail idéale : facile à déchirer avant un combat. L’homme se tenait avec la grâce animale particulière aux gens très forts. Même à cette distance, sa pose exprimait une violence retenue mais prête à exploser à la moindre provocation. Les mercenaires le sentaient et lui laissaient de l’espace, comme les charognards reconnaissent le prédateur parmi eux.

L’homme leva les yeux et inclina sa tête aux courts cheveux blonds sur le côté. Son visage aussi était puissant et agressif. Une mâchoire carrée, des pommettes proéminentes, un nez cassé jamais vraiment réparé. Des yeux gris qui me regardaient sous de longs cils dorés.

Kate Daniels 4 - Blessure magique
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